Regards croisés sur l’alimentation et le sol :
Par Emmanuel Faber, PDG de Danone, et Bernard Giraud, Président & Cofondateur de Livelihoods Venture

Le One Planet Summit se tient cette année à Nairobi le 14 mars pendant l’assemblée des Nations Unies pour l’environnement. Lancé en 2015 pour mobiliser les acteurs publics et privés sur les objectifs de l’Accord de Paris, le One Planet Summit met l’accent sur les nouveaux types de coalitions et de modèles de financement pour atteindre des échelles et impacts conséquents. Organisé par les Présidents français et Kenyan, cet événement va réunir des décideurs des gouvernements, des entreprises et de la société civile. Il sera centré sur l’importance des sols et des forêts dans l’action climatique, des enjeux au cœur de la mission des Fonds Livelihoods.

Afin de contribuer aux débats du One Planet Summit, Emmanuel Faber, PDG de Danone, et Bernard Giraud, Président et cofondateur de Livelihoods Venture, échangent leurs points de vue sur l’alimentation et les sols

Emmanuel Faber est Président Directeur général de Danone, l’un des leaders mondiaux de l’alimentation, qui s’appuie sur 3 métiers : les produits laitiers et d’origine végétale, les eaux et la nutrition spécialisée. Avec pour mission d’apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre, Danone vise à inspirer des habitudes alimentaires et de consommation plus saines et plus durables. Sa vision – Danone, ‘One Planet. One Health’ reflète la conviction que la santé des hommes et celle de la planète sont étroitement liées.
Emmanuel est très engagé dans le développement de nouveaux modèles d’entreprises plus inclusifs. En 2005, il supervise les premières expérimentations d’entreprises sociales menées au Bangladesh avec Grameen Bank ainsi que la création de Danone Communities, en collaboration étroite avec Mohammad Yunus, Prix Nobel de la Paix en 2006.
Sollicité en 2013 par le Gouvernement français, il rédige avec Jay Naidoo un rapport intitulé : « Innover par la mobilisation des acteurs : 10 propositions pour une nouvelle approche de l’aide au développement ».
Emmanuel est aussi le Président du Conseil d’Administration du Fonds Livelihoods pour l’Agriculture Familiale.

Bernard Giraud est le président et le cofondateur de Livelihoods Venture, l’entreprise sociale qui conseille deux fonds d’investissement à impact- le Fonds Carbone Livelihoods et le Fonds Livelihoods pour l’Agriculture Familiale- porté par 12 entreprises[1]. Les Fonds Livelihoods investissent dans des projets à grande échelle qui vise à améliorer les conditions de vie de communautés parmi les plus vulnérables, créer des biens publics (préservation de l’eau, séquestration de CO2, reforestation…) pour tous ainsi que proposer des solutions d’approvisionnement responsable et des crédits carbone à haute valeur sociale à leurs investisseurs. Les projets sont bâtis sur des coalitions avec des acteurs publics, des ONG et la société civile pour répondre simultanément aux défis de la pauvreté, de la dégradation de l’environnement et du changement climatique. Le retour sur investissement des fonds est basé sur les résultats sociaux, environnementaux et économiques tangibles générés par les projets pour créer un cercle vertueux.

[1] Danone, Mars, Firmenich, Veolia, Schneider Electric, Crédit Agricole S.A., Michelin, Hermès, SAP, CDC Climat, La Poste, Voyageurs du Monde.

Livelihoods Venture : Emmanuel Faber, vous avez exprimé des positions fortes sur ce que vous appelez la Révolution de l’alimentation. Les débats du One Planet Summit vont s’articuler autour du sol, de la biodiversité et des forêts et lien avec le développement. Quelles seront vos contributions à ces débats en tant que PDG d’une grande entreprise de l’alimentation ?

Emmanuel Faber : Ma conviction c’est que notre système alimentaire est à bout de souffle. Nous avons besoin d’une révolution de l’alimentation, comme nous l’appelons chez Danone, pour nourrir 9 milliards d’humains avec des aliments sains qui préservent, voire qui restaurent notre capital naturel dans les années à venir. Nous devons reconnecter, resynchroniser la chaîne alimentaire. La standardisation de l’alimentation, c’est-à-dire lorsque la consommation est déconnectée des biorythmes naturels, a conduit à un stress sans précédent sur les écosystèmes, les ressources en eau, la fertilité du sol, la biodiversité et par conséquent sur notre sécurité alimentaire. Les entreprises ont un rôle majeur à jouer. C’est pour cela que Danone a redéfini sa vision « One Planet. One Health » et s’est engagée dans une profonde transformation. Nous sommes en train de réinventer notre manière de travailler, notre relation avec les agriculteurs et nos partenaires pour proposer des aliments qui respectent les hommes et l’environnement. Je suis convaincu que les marques et les entreprises qui dureront sont celles qui ont un objectif qui va au-delà de la performance économique. Sans justice sociale, nous ne pourrons pas créer une économie capable de relever nos défis collectifs : les inégalités, la santé, les migrations, le changement climatique.

« Notre système alimentaire est à bout de souffle.
Nous avons besoin d’une révolution de l’alimentation pour nourrir 9 milliards d’humains avec des aliments sains qui préservent, voire qui restaurent notre capital naturel dans les années à venir
. »

Emmanuel Faber, PDG de Danone

L.V. : Bernard Giraud, les Fonds Livelihoods investissent dans des projets à grandes échelle avec des milliers de petits agriculteurs. Quels types d’agriculture encouragez-vous pour répondre à la fois aux besoins alimentaires et de préservation de notre capital naturel ?

Bernard Giraud : Des sols en bonne santé et une biodiversité préservée sont les fondations pour des aliments sains et la sécurité alimentaire. C’est pour cela que les Fonds Livelihoods encouragent des pratiques agricoles qui sont à la fois productives et écologiquement viables. Par exemple, au Kenya où se tient le One Planet Summit, les Fonds Livelihoods soutiennent 30 000 fermes familiales, avec 1 à 2 ha, qui avaient de très faibles rendements de lait et de cultures. Nous travaillons avec Brookside, une entreprises laitière kenyane, et Vi Agroforestry, une ONG qui est depuis des années aux côtés des petits agriculteurs. Nous investissons dans un modèle agronomique à bas coût qui contribue à restaurer la fertilité du sol, à préserver l’eau tout en permettant aux agriculteurs d’améliorer très significativement leur productivité et leurs revenus. En les formant à ces pratiques et en les connectant efficacement à la chaîne d’approvisionnement de Brookside, le projet améliore les conditions de vie des agriculteurs et offre de nouvelles perspectives aux jeunes générations. Ce modèle bas carbone est un exemple d’intensification écologique à grande échelle qui permet aussi de créer des emplois dans une zone très peuplée.

« Des sols en bonne santé et une biodiversité préservée sont les fondations pour des aliments sains et la sécurité alimentaire. Les pratiques agricoles à la fois productives et écologiquement viables doivent être encouragées. »

Bernard Giraud, Président & Cofondateur de Livelihoods Venture

L.V. : Emmanuel Faber, comment êtes-vous en train d’accélérer la transformation de Danone dans son ensemble ? Quels seront vos principaux messages lors du One Planet Summit ?

Emmanuel Faber : L’un de mes messages clés sera que nous devons investir dans une agriculture qui non seulement protège mais aussi régénère les cycles naturels et permet aux agriculteurs, et tout particulièrement aux petits agriculteurs, d’avoir un revenu décent de leur travail. Il est plus qu’urgent d’accélérer la transformation d’un système qui a été construit sur la simplification, la massification et la maximisation des intrants durant les dernières décennies. Cette vision est de plus en plus comprise par le grand public qui exprime ses aspirations à travers ses actes de consommation, que nous voyons évoluer très rapidement. Des études et des modélisations menées par des organisations telles que l’IDDRI, la FAO ou l’Université d’Uppsala montrent que les modèles agro-écologiques peuvent répondre à nos besoins alimentaires avec une relocalisation et un usage avisé des ressources naturelles. La biodiversité se dégrade à vive allure et les gouvernements, les entreprises, les institutions financières et la société civile doivent rapidement passer d’actions périphériques à des actions de grande ampleur. La biodiversité devrait être une priorité, au même titre que le changement climatique. Préserver et restaurer la biodiversité, c’est le devoir de notre génération. Et ce, avant qu’il ne soit trop tard.

« L’aide publique au développement ou les subventions agricoles pourraient être utilisées pour minimiser le niveau de risque des investissements et encourager la création de valeur sociale et écologique. »

Emmanuel Faber, PDG de Danone

L.V. : Bernard Giraud, à travers l’expérience des Fonds Livelihoods, quels sont selon vous les principaux freins à l’accélération de cette transformation mais aussi les leviers pour y arriver ?

B.G. : Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour dire qu’une approche en silo ne peut pas apporter de réponse à des enjeux aussi complexes et générer des impacts à grande échelle. Les partenariats entre les secteurs publics et privés, entre les ONG et le monde de la recherche, ne sont pas des options. C’est un besoin urgent partagé par la plupart des acteurs. Mais nous devons transformer ce constat en action. Pour cela, chaque acteur doit profondément changer son approche. Les entreprises doivent porter des changements majeurs dans leurs modèles d’approvisionnement et investir dans l’agriculture pour atteindre une réelle durabilité. Les investisseurs privés doivent accepter des durées plus longues et des retours sur investissement raisonnables de projets qui génèrent des biens publics qui seront de plus en plus monétisés. Les institutions financières publiques et le agences de développement doivent repenser leurs principes, leurs procédures, leurs outils financiers et leur manière de travailler pour prendre plus de risques et ainsi faire des partenariats publics-privés et des modèles d’investissement hybrides des pratiques courantes au lieu d’exceptions. Plus d’investissement devrait être redirigé de la transformation vers l’agriculture. Plus de temps devrait être alloué aux projets. Les programmes de 2 à 3 ans ne peuvent pas accompagner une transformation de l’agriculture. Il faut plus de temps. Les efforts des ONG pour générer des impacts à grande échelle devraient être encouragés à travers des mécanismes de paiement sur résultats et des financements à plus long-terme.

« Les programmes de 2 à 3 ans ne peuvent pas accompagner une transformation de l’agriculture.
Il faut plus de temps. »

Bernard Giraud, Président & Cofondateur de Livelihoods Venture

L.V. : Quel devrait être le rôle du secteur privé dans cette transformation ?

E.F. : Le secteur privé doit investir dans les projets qui soutiennent les agriculteurs dans leur transition vers l’agriculture régénératrice. Au-delà de leur impact économique, ces projets doivent aller beaucoup plus loin et générer des bénéfices sociaux et environnementaux mesurables, avec l’appui d’ONG. En ce sens, le secteur public pourrait contribuer à démultiplier l’impact de ces projets. Par exemple, l’aide publique au développement ou les subventions agricoles pourraient être utilisées pour minimiser le niveau de risque des investissements et encourager la création de valeur sociale et écologique. Les financements du secteur public pourraient être pensés pour lier le financement, la qualité du projet et la mesure des résultats afin de créer un cercle vertueux. Cela aurait pour effet de créer des conditions plus favorables pour les investissements privés et ainsi d’accélérer la révolution de l’alimentation. Nous avons aussi besoin de coalitions, orientées sur les actions et les résultats. Des coalitions mondiales qui engagent différents secteurs industriels sur des objectifs communs. Il est plus difficile d’obtenir la signature de quelques entreprises et partenaires sur des engagements concrets et pratiques basés sur des objectifs précis. Cela doit être clairement encouragé par les gouvernements et les institutions internationales. Le mouvement est lancé. Nous devons le catalyser. En 2019 et 2020, nous avons une opportunité unique de franchir collectivement une étape avec des événements majeurs comme le G7 présidé par la France, la conférence sur la biodiversité à Pékin, etc. Saisissons cette opportunité !